XXXI
Quelle tentation extraordinaire que celle d’en finir. Il tenait les trois cachets de formophane à la main et fixait sans ciller le grand verre froid de jus de tomate qu’il s’était versé. Oui, s’il avalait les cachets maintenant, pendant que Lilo s’habillait dans la chambre à coucher voisine… Lilo, qui ne demandait au fond qu’à le quitter.
Elle n’aurait pas fini de s’habiller qu’il serait déjà mort. C’était simple. Très simple en pensée, grâce à cette faculté de représentation des événements et des choses que possède l’esprit humain. Mais autrement, en réalité, était-ce aussi facile ?
Lilo apparut à la porte, pieds nus, dans une jupe grise :
— Si tu veux vraiment la rejoindre, Lars, ne crois pas que je vais m’arracher les cheveux et attendre quarante ans que la génératrice temporelle de halage puisse me ramener en arrière pour que nous nous rencontrions de nouveau. Je veux que tu le comprennes bien, Lars.
Il haussa les épaules. Évidemment, elle ne le pleurerait guère. Maren, elle, l’avait aimé jusqu’à se tuer pour lui.
Lilo n’avait pas bougé de la porte :
— … Qui sait ? Peut-être bien que j’attendrais, moi aussi, le moment de te revoir ?
Son ton, lui sembla-t-il, ne trahissait aucune crainte, aucun chagrin. Elle pesait seulement les conséquences de sa disparition.
— … Au fond, je n’en sais rien. Tout dépendrait de mon retour dans l’Est. Et de la vie que je mènerais désormais là-bas. Si c’est pour recommencer à être traitée comme avant… Je ne pourrais pas le supporter, je commencerais à me rappeler ce qui s’est passé entre nous. Oui, j’aurais sans doute beaucoup de chagrin, tout comme toi maintenant, quand tu te souviens d’elle.
Elle releva la tête, la rejeta en arrière :
— Réfléchis, Lars, avant d’avaler ces trois cachets de formophane… Oui, j’ai vraiment été heureuse avec toi. Tout était si différent de mon existence précédente, à Boulganinegrad. J’avais un appartement horrible, de « grande classe » mais d’une telle laideur. Pip-Est est un monde d’où le bon goût a disparu.
Ses pieds nus se mirent en branle et, en un instant, elle fut près de lui :
— … Je vais te dire la vérité, Lars. Je n’ai jamais eu l’intention de retourner là-bas. Si tu le souhaites toujours, je m’occuperai de ton bureau de Paris.
— Ce qui veut dire ?
— Ce qui veut dire que je suis prête à faire tout ce que j’ai refusé de faire jusqu’à présent. Que je remplacerai Maren, complètement. Mais ce n’est pas pour toi que je le ferai, c’est pour moi. Entre autres, pour ne pas crever dans un appartement de Boulganinegrad.
Elle hésita un instant :
— … Oui, pour ne pas crever comme tu as la tentation de le faire, avec des cachets dans une main et un verre de liquide dans l’autre, en me demandant si je dois t’attendre quarante ans ou si je peux te retrouver plus tôt de cette manière-là. Tu comprends ?
— Je comprends.
— C’est l’instinct de la préservation. Oui, j’ai cet instinct. Ne l’as-tu pas, toi ? Qu’en as-tu fait ?
— Il est parti, et depuis longtemps.
— Et il ne reviendra pas, même si je m’occupe de ton bureau de Paris ? Je reconnais que ce monde n’est pas drôle, mais…
Lentement, il plaça les trois cachets sur sa langue, leva le verre de jus de tomate à la hauteur de ses lèvres. Il ferma les yeux : le contact froid du verre lui rappela celui de la boîte de conserve de bière que Lilo Toptchev lui avait présentée à Fairfax. Déjà, elle avait voulu me tuer, pensa-t-il. À quoi bon lutter ?
— Attends !
Il ouvrit les yeux. Sur sa langue, les trois cachets étaient encore intacts, protégés par leur enveloppe de sucre dur qui permettait de les avaler facilement.
— … J’ai trouvé dans ton appartement un gadget tiré de l’arme N°… Peu importe d’ailleurs le numéro. Tu l’as déjà utilisé une fois : Orville.
Il pouvait à peine articuler à cause des cachets :
— Oui, je me rappelle Orville. Comment va-t-il ? Que raconte-t-il ces jours-ci ?
— Lars, demande-lui conseil avant toute chose.
C’était raisonnable, n’est-ce pas ? Il recracha soigneusement les cachets à peine poisseux et les remit tels quels dans la poche de poitrine de son pyjama. Lilo, qui était partie en courant, revenait déjà avec ce système complexe de guidage dont les « dépiauteurs » avaient fait le jouet à la mode, le petit dieu des foyers domestiques. C’était cette tête sans visage qu’il avait consultée la première et dernière fois en compagnie de Maren Faine… cela, Lilo l’ignorait et l’ignorerait toujours. Devant lui, sur la table de cuisine, Orville attendait.
— Mon vieil Orville, comment vas-tu aujourd’hui ? Toi, poursuivit-il au-dedans de lui-même, qui es l’un des éléments de mon dessin N°202. Toi que j’ai connu grâce à Maren. Toi, la quatorzième millième ou la seize millième partie d’un ensemble dépiauté, pauvre symbole d’échec, toi qu’on a châtré comme moi, comme tout le système !
— Je vais bien, répondit Orville, télépathiquement.
— Es-tu vraiment le même, le même Orville que Maren Faine…
— Certainement, monsieur Lars.
— Vas-tu encore me citer Richard Wagner dans le texte allemand ? Cette fois-ci, ce ne sera pas suffisant, Orville.
— C’était exact, monsieur Lars…
C’est comme si cette voix croassante était celle de mon propre cerveau, pensa Lars. Et si c’était cela, la vérité : si ce jouet permettait de s’entendre soi-même ?
— … Vous avez raison, monsieur Lars. Mais voudriez-vous me formuler ce qui vous tracasse en termes clairs ?
— As-tu une idée de ma situation actuelle ?
— Évidemment, monsieur Lars.
— Alors, dis-moi ce que je dois faire ?
Une longue pause s’ensuivit pendant que l’énorme quantité des éléments miniaturisés, tout l’ancien système de guidage de l’article 202, fonctionnait électroniquement.
— Dois-je vous répondre de façon complète, avec toutes les citations qui confirment la justesse de mon raisonnement, depuis celles en grec antique, en latin, en vieil allemand et en français moderne, ainsi que…
— Non, non. L’essentiel, s’il te plaît.
— En une seule phrase ?
— Qui contienne le moins de mots possible.
— Alors, prenez cette jeune femme, Lilo Toptchev, emmenez-la dans votre chambre à coucher et faites l’amour avec elle.
— Au lieu de…
— Au lieu de vous empoisonner l’existence. Quand vous êtes parti pour Fairfax pour rencontrer Lilo Toptchev, vous n’aimiez déjà plus Maren Faine.
Un très long silence s’ensuivit…
— Est-ce vrai, Lars ? demanda Lilo d’une voix très douce.
Il fit signe que oui.
— Ce vieil Orville est rudement malin.
— Et comment donc !
Il s’était levé, repoussant son siège, et marchait vers elle pour la prendre dans ses bras.
— Mais tu ne peux pas suivre son conseil : je suis déjà à moitié habillée ; nous devons commencer à travailler dans quarante minutes. Tous les deux. Nous n’avons pas le temps.
Elle riait, soulagée d’un poids immense, à travers ses larmes. Il l’avait soulevée de terre, marchait avec elle jusqu’au grand lit.
— Nous avons à peine le temps, c’est vrai.
D’un coup de pied, il avait refermé derrière lui la porte de la chambre à coucher :
— … Mais avoir à peine le temps, c’est quand même avoir le temps, n’est-ce pas ?